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Pierre Bongiovanni 

L’entretien

J’ai déjà été filmé plusieurs fois. Il y a deux grandes catégories, si tu veux. J’ai été filmé plusieurs fois par des médias qui te disent en général : « vous avez deux minutes et douze secondes pour raconter votre vie et nous dire l’enjeu de votre exposition. Soyez concis, précis, n’utilisez pas de mots ambigus. Deux minutes quatorze. » Donc, en général, je fais en moins de deux minutes quatorze. Et puis, dans d’autres cas de figure, j’ai été filmé par des réalisatrices - jamais par des hommes, je ne sais pas pourquoi – qui s’intéressaient au type de bonhomme que j’étais. Il y a des films de moi où une réalisatrice me demandait de raconter qui j’étais. J’ai fait ça avec beaucoup de plaisir. 

Je crois beaucoup à la conversation. Je crois beaucoup que ce qui va nous aider peut-être un jour à sortir de la barbarie, c’est la capacité qu’on va avoir de s’écouter et de se parler. C’est ce que je crois moi mais c’est parce que je mélange un peu le taoïsme, le bouddhisme et le je-m’en-foutisme. Comme je mélange un peu tout ça, je pense que pour arriver à converser avec les autres, il faut être capable de converser avec soi-même. Donc, je passe beaucoup de temps à converser avec moi-même. J’écris des petites choses, je lis beaucoup d’auteurs, je converse avec moi-même. Il me semble que ça me donne une forme de paix qui fait que, ayant moins peur de moi, j’ai moins peur des autres. Je pense que ce qui va nous sortir du malheur, c’est la capacité qu’on a de se parler. Pour ça, j’ai besoin des autres parce que les autres m’amplifient. Quelque fois, ils m’agacent aussi, j’ai des envies de meurtre un jour sur trois. 

Pourquoi j’intéressais des gens, ces personnes-là ? Peut-être parce que, parfois, le fait qu’ils me posent des questions et que j’y réponde, leur permettait à eux-mêmes d’y voir plus clair. 

L’engagement 

C’est un moment compliqué dans l’histoire des idées qui est que si tu penses pas comme moi, tu es nécessairement un ennemi alors que, la conversation, c’est le contraire. C’est : apprends-moi pourquoi tu penses pas comme moi et essayons de faire de ça un espace de liberté pour l’un et pour l’autre. Mes idées ne valent pas mieux que les tiennes mais apprends-moi comment tu es arrivé à penser ce que tu penses pour que je comprenne mieux. Si cette capacité de converser entre nous, sans passer immédiatement par les armes, est possible alors il y a un futur. Si on perd ça, il reste la guerre civile. Ça me fait vraiment peur. 

Je pense que c’est un engagement la conversation. C’est le travail qu’on essaye de faire, avec Rachel, dans les manifestations, qu’on essaye d’organiser. Les manifestations sont pensées pour que, quand le visiteur rentre : 1. il se sente respecté, 2. il se sente appelé à donner son point de vue sur les panoramas imaginaires qu’on propose, 3. il se sente autorisé à être lui-même sans être jugé. C’est ça qu’on essaye de faire. Est-ce qu’on y arrive ? J’en sais rien mais c’est vraiment ça le sujet. On ne fait pas des manifestations pour dire aux gens ce qu’ils doivent penser. On fait des manifestations pour dire aux gens : « regardez comment pensent les autres. Regardez et profitez de cette grâce pour penser par vous-mêmes. » 
 

L’échange 

Il est de plus en plus difficile, dans cette période, de dire ce qu’on pense. Je vais te donner un exemple et j’espère qu’il va pas te faire fuir parce que, chaque fois que j’ai parlé de ce dont je vais te parler, j’ai provoqué des réactions négatives. Quand j’étais plus jeune, j’ai participé activement, très activement, à des actions – à l’époque, l’avortement était interdit – d’organisation de voyages de filles qui voulaient avorter. J’organisais des voyages sur la Hollande puisque, là-bas, c’était possible. Tout ça, en clandestinité. J’ai activement participé à toutes les manifestations de l’époque pour l’ouverture de la loi à la liberté de l’avortement. Donc, clairement, idéologiquement je suis pour que les femmes disposent de leur corps et il n’y a rien à discuter là-dessus. Mais, dans mon âme, je ne supporte pas l’idée d’avortement. Je la respecte, je l’admets mais ça me donne un chagrin immense. Je ne sais pas expliquer ça. 

Alors, si je dis ça, on va dire : « bon, c’est normal c’est un mec conservateur ». Mais, la réalité, c’est que je suis partagé entre deux chose. D’une part, la reconnaissance du droit absolu, la défense de cette prérogative des femmes de disposer de la vie et de disposer de leur corps, puisqu’elles ont le pouvoir d’enfanter qu’elles aient aussi le pouvoir de décider. D’autre part, dans mon âme à moi d’homme, j’éprouve un grand chagrin. 
 

La transmission 

La première chose que je pense, c’est que le monde d’aujourd’hui n’est pas pire que le monde d’il y a 2000 ans ou 3000 ans. Il est différent mais il n’est pas pire. Les guerres, les conflits, la manipulation des peuples, ça a toujours existé. Que les jeunes générations remettent en question les générations précédentes, c’est normal, ça va de soi, d’autant que, pour des gens qui ont aujourd’hui entre vingt et trente ans, le testament de leurs parents n’est pas si glorieux. Hiroshima, c’était en 44 ; le goulag, idem ; l’holocauste, idem. C’est-à-dire que, un adulte d’aujourd’hui qui a entre cinquante et quatre-vingt-dix ans, ne peut pas dire à un jeune : « je vous ai laissé un monde en or ». Il peut juste dire : « je vous ai laissé une poubelle remplie à ras-bord, démerdez-vous avec. » Mais, les dégâts, je les vois tous les jours, comme toi. J’habite à la campagne, les arbres sont en train de mourir, la forêt est en train de mourir. Tu vois bien que les cycles naturels sont foutus ; que plus personne ne comprend ce qu’il se passe ; que les paysans, qui avaient des repères particuliers, les ont perdus ; que les animaux sont aux fraises. On voit bien qu’il se passe quelque chose. 

C’est compliqué. C’est-à-dire qu’il y a des générations entières qui ne savent même pas comment envisager la question de la transmission de valeur à leurs enfants, à leurs petits-enfants  parce que notre bilan n’est pas glorieux. Donc, quand on se fait remettre en place par des gens qui disent : « vous avez gâché notre avenir », c’est très compliqué de prouver le contraire sauf si on se réfère aux arts, à la littérature, à la poésie qui sont des universaux. 

On a toujours intérêt à relire les textes anciens. Le monde a été terrible dans l’Antiquité mais il y a des immenses auteurs comme Ovide, comme des tas d’autres qu’il faut continuer à lire. La poésie persane est une des poésies les plus fabuleuses qui existe. La Chine ancienne a produit des esprits qui ont dit des choses qui continuent à nous éclairer aujourd’hui. Donc, sauf du point de vue des arts, il ne faut pas avoir peur de ce qu’on a dans notre patrimoine qui est bien, excellent ! Et, à mon avis, nous, on a une place légitime à cet endroit-là de la création, de la littérature, de la poésie, de la musique. 
 

Vivre 

Il y a un certain nombre par exemple d’écrivains, d’intellectuels orientaux ou occidentaux, qui ont décidé que le suicide était la solution. Moi, pendant longtemps et ça continue, le matin, quand je me réveille, je me demande : « pourquoi je ne me suicide pas ? Est-ce que j’ai des bonnes raisons de ne pas me suicider ? Compte-tenu de tout ce que tu viens de dire : que les politiques nous mentent, que le capitalisme est hors de contrôle, que la barbarie se généralise, que le niveau de la misère a jamais été aussi grand alors qu’en même temps les progrès n’ont jamais été aussi grands, pourquoi je ne me suicide pas ? Et, j’ai trouvé des réponses à « pourquoi je ne me suicide pas aujourd’hui ? » 

Ces réponses, elles sont extraordinairement triviales. J’aime des gens et il y a des gens qui m’aiment. Si je me suicide demain en me pendant à un arbre ou en m’électrocutant ou en me jetant sous un bulldozer ou je-ne-sais-quoi, je vais créer du chagrin et je n’ai pas envie de ça. Il y a quand même de belles choses à écrire. Il y a quand même plein d’histoires d’amour à vivre et je vois pas au nom de quoi je m’en priverais, même si la catastrophe est en cours. 

En clair, je préfère aller à la catastrophe joyeusement que pas. En ce moment, je suis en train de nettoyer ma bibliothèque donc je jette des livres, j’en donne et j’en garde. Un des livres que j’ai sorti, c’est un album de photos. Toutes les photos ont été prises par des SS à l’arrivée des trains à Auschwitz où ils organisaient le triage entre les femmes, les enfants, les valises etc. Ils les dirigeaient en leur racontant des salades vers des endroits pour se doucher. En fait, ils les dirigeaient vers les chambres à gaz. Chaque fois que j’ouvre cet album, moi je suis en larmes. Chaque fois que l’ouvre, c’est insurmontable. Je disais à Rachel, les livres c’est comme des êtres humains et les êtres humains c’est comme des livres. Il y a des moments où tuer un livre, c’est tuer quelqu’un. Il y a des moments où parler à quelqu’un, c’est écrire un livre. 

Donc, moi j’ai choisi de rester vivant. J’ai choisi de ne pas me suicider. Je me suiciderai si un jour la maladie me gagne et qu’on me dit, c’est incurable. Alors, là, c’est une question de sauvegarde pour l’entourage. Tu protèges les tiens en disant : « bon bah je vais pas devenir une charge ». Le suicide, c’est une option que je respecte mais je l’actualise tous les jours en me disant : l’amour ça existe et c’est grandiose. Donc, pour se bagarrer, pour être radical, il faut être amoureux de la vie. Je vois des militants dépressifs, j’ai peur. Tu fais pas la révolution si tu as pas le cœur joyeux, c’est pas possible. 

Une histoire 

Ce qu’il y a de rigolo, c’est la chose suivante : c’est que, moi, je pense qu’on va dans le mur. Mais, quand on lit les textes anciens, il y a toujours quelqu’un qui a dit, à toutes les époques : « on va dans le mur ». Mais, le mur, il n’en fini jamais de se prolonger. 

Je ne sais pas si tu connais cette histoire chinoise de l’enfant et de la montagne bleue. C’est un gamin qui vit dans un village jaune, dans une montagne jaune. Les maisons sont jaunes, les gens sont jaunes, les animaux sont jaunes, tout est jaune. Et lui, il grandit dans ce village et il regarde à l’horizon et, à l’horizon il y a une montagne bleue. Il grandit et il se dit : « mais moi, un jour je vais quitter ce village jaune et poussiéreux et je vais aller vivre dans la montagne bleue ». Il grandit, il grandit puis, un jour, il prend la décision de partir. Il part et il marche en direction de la montagne bleue. Il marche pendant des semaines, des mois, des années, des années et des années et, un jour, il se retrouve vieillard toujours avec la montagne bleue devant lui. Fatigué, un peu désemparé que son rêve soit aussi loin, il se retourne pour voir d’où il vient et là, d’où il vient, c’est bleu. 

J’adore cette histoire parce qu’elle dit quoi ? elle dit qu’on croit toujours qu’il faut y aller. Mais, là où on est, c’est déjà. Notre rêve, il est là, présent. 

Hier, j’ai commandé un livre de Gaston Bachelard qui s’appelle L’instant présent et qui défend l’idée que tout se joue dans l’instant présent. C’est-à-dire que si je suis en grâce, en harmonie avec toi, toi, moi, les chats, là, dans cet instant et qu’il n’y a pas l’ombre d’un mensonge, alors je mérite mon passé et alors je suis prêt pour le futur. L’instant présent … 

Bon, je ne me rappelle plus les questions, de toutes façons j’ai une capacité à oublier les questions qui est quand même phénoménale.

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